Katia Buffetrille – Les années 1987, 1988 et 1989 ont été effectivement rythmées à Lhassa par des manifestations, souvent pacifiques et initiées par des moines et des nonnes. Elles ont parfois dégénéré à la suite de la réaction brutale des forces de sécurité. Entre 1990 et 1995, quelques manifestations pacifiques pro-indépendantistes, d’envergure plus limitée, également initiées par des moines ou des nonnes, ont continué à éclater à intervalles réguliers. À partir de 1997, les incidents sont devenus plus rares du fait d’une surveillance accrue.
À partir de l’année 2000, la double politique de « développement » économique et de « stabilité » du gouvernement chinois s’est poursuivie de manière encore plus déterminée sous le nom de « développement de l’ouest ». Les expressions – généralement pacifiques – de mécontentement, qu’elles aient porté sur la confiscation des terres, l’exploitation minière, les impôts, la corruption, ou les questions religieuses, ont été considérées par les autorités comme des actes de dissidence politique et punies en conséquence.
En 2008, alors que le monde entier avait les yeux tournés vers la Chine qui se préparait à accueillir les Jeux Olympiques, des Tibétains, laïcs comme religieux, ont participé à un grand mouvement de contestation qui embrasa l’ensemble du plateau tibétain et non plus seulement Lhassa, comme dans les années 1980. Il faut savoir que pour le gouvernement chinois, le Tibet se limite à la Région autonome du Tibet (RAT) fondée en 1965. Les régions tibétaines orientales du Kham et de l’Amdo ont été, elles, intégrées dans les provinces chinoises du Yunnan, Sichuan, Qinghai et Gansu. Les slogans entendus durant ces manifestations tels que « Retour du Dalaï-lama », « Indépendance du Tibet » ou « le Tibet aux Tibétains », tout comme les multiples drapeaux tibétains brandis alors, ont bien montré que les Tibétains réclamaient l’indépendance et non l’autonomie au sein de la République populaire de Chine et que le Dalaï-lama est le symbole et de cette indépendance.
La répression de 2008 a été des plus sévères : un nombre de morts que nous ne connaîtrons peut-être jamais (13 pour les autorités chinoises mais quelques centaines selon l’Administration centrale tibétaine, nom qui désigne le gouvernement tibétain recréé en exil en 1959). Pourtant, les Tibétains au Tibet n’ont pas baissé les bras et ont inventé d’autres moyens pacifiques de contestation.
Parmi les diverses formes de protestation pacifique auxquelles ont recours les Tibétains depuis 2009, la plus extrême est, sans nul doute, le sacrifice de sa vie en s’immolant par le feu pour la cause tibétaine. À ce jour, 159 immolations au Tibet et 10 en exil sont connues. Les deux dernières ont eu lieu en 2022, toutes deux au Tibet : elles ont été le fait de Tsewang Norbu, un jeune chanteur renommé de Lhassa et de Taphun, un homme de 81 ans originaire de Ngawa (actuelle province chinoise du Sichuan), lieu tristement célèbre pour être celui qui a connu le plus grand nombre d’immolations entre 2009 et 2022. La criminalisation des proches des immolés, souvent pour « incitation à s’immoler », a durablement ralenti le rythme de ces immolations qui ont connu leur pic en 2012, année durant laquelle Xi Jinping est devenu le secrétaire général du Parti communiste chinois.
Du fait des multiples lois liberticides et du système de surveillance orwellien instauré par les autorités, il est devenu de plus en plus difficile aux Tibétains d’exprimer une quelconque opposition.
Une nouvelle loi promulguée en février 2023 renforce encore la surveillance numérique et la censure dans la RAT, ainsi que le contrôle des Tibétains qui pourraient avoir une activité en ligne jugée critique à l’égard du gouvernement. Des organisations internationales telles que Human Rights Watch ont alerté la communauté internationale en septembre 2022 au sujet du prélèvement massif d’ADN de Tibétains de tout âge dans la RAT, qui viserait à « améliorer l’efficacité des vérifications et aider à attraper les personnes en fuite », mais ne constitue en fait qu’un moyen supplémentaire de contrôle, tout comme la reconnaissance faciale. Par ailleurs, la crise du Covid a été utilisée par les autorités chinoises pour restreindre davantage encore les libertés. Dans la RAT, en particulier, les libertés religieuses, déjà restreintes, ont été sérieusement diminuées. Or, le bouddhisme tient une place prépondérante dans la vie des Tibétains, comme religion bien sûr, mais aussi comme manifestation identitaire. Ainsi, à Lhassa, le Jokhang, temple le plus sacré aux yeux des Tibétains, le Potala, ancienne résidence des dalaï-lamas, et les trois grands monastères de Sera, Drepung et Ganden ont été fermés durant les fêtes du nouvel an 2021.
Même si les contrôles sont généralement plus stricts dans la RAT, les régions tibétaines du Kham et l’Amdo ne sont nullement à l’abri des mesures répressives. On a appris cette année que les relations entre Tibétains du Tibet et Tibétains en exil sont dorénavant criminalisées dans le district de Drago (Kham) et qu’il est interdit aux habitants de communiquer avec leurs parents ou amis résidant en exil. Déjà l’année dernière, une grande statue religieuse et des moulins à prières avaient été détruits en ce même lieu bien que leur construction ait bénéficié d’un permis.
Les informations que nous recevons sont partielles ou ne sont connues que tardivement du fait des contrôles et de la censure. Cependant, l’arrestation et les condamnations de plusieurs intellectuels qui ont exprimé leurs opinions sur la culture ou l’identité tibétaine sont parvenues jusqu’à nous, preuve que les Tibétains n’ont pas renoncé à faire entendre leur voix, en dépit des dangers.
M.D – La République populaire de Chine (RPC) est une autocratie où les restrictions sont nombreuses et où certaines libertés sont aliénées pour ne citer que la liberté d’expression et la liberté de mouvement. La constitution de 1982 garantit la liberté de croyance religieuse à la population. Pour autant, la surveillance des moines et de la pratique bouddhique tibétaine, la fermeture voire la destruction de certains monastères au Tibet semblent remettre en question la garantie de cette liberté. Ainsi, en quoi les restrictions auxquelles sont sujets les Tibétains diffèrent de celles imposées au reste de la population chinoise?
K.B – La civilisation tibétaine s’est beaucoup inspirée, notamment sur le plan religieux, de traits culturels venus d’Inde, et est totalement différente de la civilisation chinoise. Bien que la constitution chinoise promulguée en 1982 par la RPC affirme que « les citoyens de la République populaire de Chine jouissent de la liberté religieuse », le bouddhisme tibétain est particulièrement réprimé. La question du bouddhisme tibétain a toujours été l’une des préoccupations des autorités chinoises du fait qu’il est un ciment identitaire fort et qu’il conserve des liens très forts avec la figure religieuse majeure qu’est le Dalaï-lama qui a dû fuir son pays en 1959, à la suite de l’invasion chinoise des années 1950. Or, au Tibet, la religion fait partie de l’identité collective. La vénération pour le Dalaï-lama, que soixante-dix ans de colonisation et de dénigrement n’ont pas affaiblie, tombe dans ce qui est qualifié de « séparatisme », le hiérarque étant accusé depuis le IIIe Forum sur le Tibet de 1994 d’exercer des activités de division. Si les autorités chinoises acceptent, dans une certaine mesure, l’expression privée de la foi (mais des fouilles chez les habitants à la recherche de photos du leader religieux sont documentées), elles sont de plus en plus intolérantes lorsque ces manifestations sont publiques.
Ce traitement différentiel a pris une nouvelle tournure sous Xi Jinping, arrivé à la tête de la Chine en 2012. Il a en effet placé son mandat sous le signe de la « revitalisation » de la nation chinoise qui, désormais, doit être unifiée (et non plus multiethnique) autour d’une civilisation unitaire plurimillénaire.
En effet, alors que la Chine communiste avait, dans les années cinquante, adopté le modèle soviétique de reconnaissance des nationalités et accordé aux 55 minorités ethniques un statut « d’autonomie », depuis 2014 elle suit une politique assimilationniste, théorisée par des ethnologues de RPC tels Ma Rong, Hu Angang et Hu Lianhe. Tous trois partagent l’idée que le futur de la Chine dépend du degré de mise en œuvre, dans la pratique, du concept de zhonghua minzu (nation chinoise). Ma Rong milite pour que Han et non Hans soient assimilés en une seule nation et promeut une Chine dans laquelle les identités ethniques seront remplacées par une identité nationale unique. L’élection récente de Pan Yue au comité central laisse craindre que ce programme d’assimilation ne s’intensifie. Nommé en juin 2022 à la tête de la Commission des affaires ethniques, Pan est connu pour ses positions en faveur de la « fusion ethnique ».
Lors de la Conférence nationale sur les affaires religieuses de 2016, Xi Jinping a ainsi introduit l’impératif de sinisation des religions. Il a alors appelé le Parti communiste chinois à « guider l’adaptation des religions à la société socialiste » et a expliqué clairement sa conception des devoirs des groupes religieux, affirmant qu’ « ils doivent adhérer à la doctrine du PCC et soutenir le système socialiste et le socialisme aux caractéristiques chinoises ». En d’autres termes, il est demandé aux maîtres et religieux du bouddhisme tibétain de devenir des propagandistes du Parti. L’Académie bouddhique fondée à Nyethang, à une vingtaine de kilomètres de Lhassa, participe activement à la nouvelle éducation des religieux, sachant que les monastères tibétains, bien que soumis à des campagnes de « rééducation patriotique » depuis le milieu des années 1990, restaient des lieux où le savoir, non seulement religieux et rituel, mais aussi linguistique était préservé, puisque la langue tibétaine y était la langue d’érudition et de communication.
La vénération pour le Dalaï-lama est bien entendu interdite et les autorités communistes qui, par ailleurs, mettent en avant leur athéisme ont adopté en 2007 une règle selon laquelle toute nouvelle réincarnation doit avoir leur aval si elle ne veut pas être qualifiée d’illégale. Le but visé est facile à comprendre : un futur Dalaï-lama adoubé par le gouvernement chinois et éduqué par ses soins, servirait les exigences des autorités chinoises plutôt que les intérêts des Tibétains.
Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et l’Union européenne ont réitéré récemment leur position selon laquelle la RPC doit respecter le processus de sélection tibétain traditionnel lors de la future succession du XIVe Dalaï-lama (ce dernier a 87 ans).
Par ailleurs, les destructions totales ou partielles de monastères, de statues ou autres signes religieux sont récurrentes, sans oublier l’obligation de mettre le drapeau chinois sur les bâtiments religieux, voire les photographies des leaders politiques chinois passés et présents. Un exemple récent : un étudiant a été détenu deux jours et condamné à une forte amende et à des séances de rééducation politique en février 2023 pour avoir déployé le drapeau bouddhique lors des fêtes du Nouvel an à la place du drapeau chinois et avoir exécuté des danses et chants tibétains au lieu de chants de propagande chinoise.
M.D – En Chine, officiellement, il n’y a pas de religion mais les restrictions sont nombreuses et certaines libertés sont aliénées : la liberté de religion, de croyance ou encore d’expression. Les manifestations évoquées précédemment rencontrent en retour la violence des forces de sécurité chinoises. En quoi le traitement du Tibet est-il différent ?
K.B – Il est tout à fait vrai qu’en RPC de nombreuses libertés sont aliénées mais cela n’a rien à voir avec la situation au Tibet. Le gouvernement actuel n’est rien moins qu’un gouvernement d’occupation dont les critères de « développement » et les priorités ne sont pas discutés avec les Tibétains mais leur sont imposés, au mépris du régime d’autonomie annoncé dans la constitution. Les Tibétains ne peuvent exercer leurs droits fondamentaux sur leur propre terre. Nous avons vu combien la religion était contrôlée et réprimée. Depuis le début des années 2010, la langue tibétaine est aussi fortement attaquée et son utilisation combattue. L’enseignement dit « bilingue », promu depuis 2010, masque en fait un déséquilibre croissant en faveur du mandarin qui, peu à peu, devient la langue d’enseignement majoritaire, voire exclusive, dès la maternelle. Cela marque un contraste fort avec la situation attestée depuis les années 1980, où le tibétain pouvait être enseigné à tous les niveaux. On sait maintenant, grâce entre autres témoignages à celui d’un professeur tibétain qui s’est enfui en 2020 au Canada, qu’un système obligatoire d’internat de type colonial a été établi dès le primaire. Les petites écoles de village sont fermées, les enfants coupés de leurs familles et regroupés dans des gros bourgs où ils sont mélangés avec des enfants non tibétains. On estime à un million le nombre d’enfants de 4 à 6 ans qui y sont envoyés, c’est-à-dire la quasi-totalité des enfants tibétains puisque la population tibétaine ne compte que 7 millions d’individus. Ce témoignage a été corroboré par deux rapports d’experts indépendants de l’ONU. Ces enfants non seulement subissent le traumatisme d’être séparés de leurs parents, mais aussi celui d’être coupés de leurs racines, de leur culture et de leurs traditions. Élevés dans la langue chinoise, ils perdent très rapidement leur langue au profit du mandarin. Lorsqu’ils rentrent dans leur famille, ils communiquent difficilement avec leurs proches qui, souvent, ne parlent pas le chinois. Poussés à abandonner leur identité tibétaine, endoctrinés politiquement et culturellement, ils deviennent des étrangers dans leur propre famille et dans leur propre territoire. C’est donc un vaste programme d’assimilation qui est mis en place « afin de lier les peuples de chaque groupe ethnique à un seul brin de corde », selon les propos de Xi Jinping prononcés en 2014, le « brin de corde » étant bien entendu les Han (près de 93%) qui écrasent par leur nombre les autres populations de la RPC.
Pékin ne peut rêver plus belle assimilation : des enfants incapables de communiquer avec leurs parents et leur communauté et qui ne pourront, leur tour venu, transmettre aux générations futures leur propre langue ni la mémoire culturelle et historique qui s’en nourrit.
L’histoire aussi se voit sinisée. Les autorités chinoises font réécrire l’histoire afin de justifier leur thèse selon laquelle le Tibet a toujours fait partie de la Chine, au mépris des sources historiques. L’archéologie est mise au service d’un programme politique. De nombreux chantiers de fouilles archéologiques ont été lancés, avec la même intention : prouver que le Tibet a toujours appartenu à la Chine. Toute affirmation contraire relève du « séparatisme ». Il en est de même dans la plupart des domaines scientifiques. Les chercheurs doivent prouver ce qu’il leur ordonne de prouver, à moins de s’en tenir à des sujets de recherche « non sensibles », qui leur permettent de conduire une véritable recherche sans craindre une pression des autorités ou une condamnation.
M.D – Un nombre important de manifestations d’intérêt pour la culture, la religion et la langue tibétaine ou encore le Dalaï-lama sont criminalisées et peuvent conduire à une accusation de « séparatisme ». Ce type de restriction s’inscrit dans un processus de sinisation qui met en péril la civilisation tibétaine. Quel lien peut-on établir entre la sinisation et ces manifestations d’intérêts dites séparatistes ?
K.B – Les « testaments » laissés par les Tibétains qui se sont immolés entre 2009 et 2022 montrent clairement que leur sacrifice est motivé par leur désir de garder leur identité tibétaine. On peut lire dans certains d’entre eux qu’ils « donnent leur corps en offrande afin de préserver l’unité des Tibétains, la langue, la religion et la culture tibétaines ». Ils appellent aussi à un retour du Dalaï-lama, leur maître exilé depuis maintenant 70 ans et, pour certains, expriment explicitement leur désir d’indépendance.
Depuis 2008 et la répression qui s’en est suivie, des manifestations pacifiques se sont déroulées à intervalles réguliers dans les régions tibétophones du Kham et de l’Amdo. Certaines étaient en réaction contre la suppression de l’enseignement du tibétain, un droit pourtant inscrit dans la constitution (l’article 4 stipule que « toutes les nationalités ont la liberté d’utiliser et de développer leurs propres langues parlées et écrites et de préserver ou de réformer leurs propres traditions et coutumes »). Le cas de Tashi Wangchuk est tout à fait révélateur du statut de la langue tibétaine en RPC et des droits des Tibétains. Ce jeune commerçant de Jyekundo, dans le Kham tibétain (actuelle province chinoise du Qinghai), s’est rendu à Pékin en 2015 afin de faire connaître aux médias et aux autorités la situation catastrophique dans laquelle se trouvait l’enseignement du tibétain dans son lieu d’origine. Il en a profité pour révéler son combat à des journalistes du New-York Times qui ont filmé ses diverses actions. Inculpé pour « incitation au séparatisme » en 2018, il a été condamné à 5 ans d’emprisonnement pour avoir critiqué le statut de la langue tibétaine dans sa région natale (Jyekundo), mais aussi pour avoir accepté d’être filmé par des journalistes étrangers qui ont rendu son combat public.
Des protestataires solitaires appelant au retour du Dalaï-lama ont été également observés, essentiellement à Ngawa et Kanze (Kham), entre 2014 et 2018. La première manifestation d’importance à Lhassa attestée depuis 2008 a eu lieu en octobre 2022 en réaction aux restrictions dues au Covid. Mais de nombreux protestataires étaient en fait des migrants han qui voulaient rentrer dans leur région d’origine, ce qui peut expliquer la réponse mesurée des autorités. Une manifestation de cette ampleur constituée de Tibétains est inimaginable tant les risques de répression brutales sont craints par la population. Certes, des Chinois et des Tibétains ont été arrêtés, mais les Chinois ont été relâchés plusieurs jours avant les Tibétains et l’on ignore actuellement les répercussions sur la vie et la famille de ces derniers.
M.D – Cette politique de sinisation a conduit des milliers de Tibétains à l’exil, réfugiés au Népal et en Inde notamment. Cet exil est pour beaucoup le seul moyen de protéger leur mode de vie. C’est également un moyen pour les moines en exil de soutenir depuis l’étranger leurs frères restés au Tibet. D’une part, à quel point cet exil est-il contrôlé par le pouvoir chinois et, d’autre part, comment la diaspora est-elle utilisée par les gouvernements indien et népalais ?
K.B – À la suite de la fuite du Dalaï-lama en 1959, 80 000 Tibétains ont pris la route de l’exil et se sont établis essentiellement en Inde et dans une moindre proportion au Népal. Jusqu’en 2008, 2500 à 3000 Tibétains prenaient chaque année le chemin de l’exil, en franchissant l’Himalaya de manière clandestine pour rejoindre le Népal, puis l’Inde (la frontière sino-indienne est trop militarisée pour pouvoir être franchie directement). Avec l’intensification des contrôles aux frontières, la confiscation des passeports des Tibétains et l’influence de la Chine sur son voisin népalais, leur nombre est tombé à 80 en 2017, à 20 en 2018 et seule une vingtaine de Tibétains seraient arrivés en Inde entre 2019 et 2022.
En Inde, le recensement de décembre 2020 indique une population tibétaine de 72 000 personnes en Inde, donc bien moindre à ce qu’elle était dans les années 1980 (130 000 personnes environ). L’Inde n’est pas signataire de la convention des Nations unies sur les réfugiés et les réfugiés tibétains sont administrativement considérés comme des « étrangers ». La seule obligation du pays est de ne pas les renvoyer en RPC où ils seraient persécutés. Afin d’avoir un statut légal en Inde, tout réfugié doit avoir un certificat d’enregistrement qui sert de document d’identité. S’il faut reconnaître que l’Inde a été extrêmement généreuse en acceptant les réfugiés tibétains, ce statut d’ « étranger » les empêchent de voyager librement sur les plans national et international, de posséder des biens fonciers en leur nom propre, d’obtenir des professions gouvernementales et de voter aux élections indiennes. Par ailleurs, leur possibilité de s’exprimer politiquement est limitée. À la suite d’une décision de justice datant de 2017, les réfugiés tibétains nés en Inde entre janvier 1950 et juillet 1987 ont été autorisés à demander la citoyenneté indienne, mais la procédure reste extrêmement difficile.
Pour toutes ces raisons, de nombreux réfugiés tibétains partent pour l’Occident où ils espèrent obtenir le statut officiel de réfugiés politiques et des opportunités d’études pour leurs enfants et de travail pour eux-mêmes. Certains rentrent également au Tibet pour revoir leurs parents maintenant âgés, mais il faut pour cela que le gouvernement chinois les y autorise. Ce dernier a d’ailleurs lancé depuis plusieurs années des campagnes de publicité pour promouvoir le retour au pays de ces exilés tibétains, faisant miroiter de meilleures perspectives économiques qu’en Inde. Toutefois, les Tibétains qui optent pour le retour savent qu’ils seront l’objet d’une surveillance particulière.
Au Népal, environ 20 000 Tibétains se sont établis après leur fuite en 1959-1960. Or, ce pays, l’un des plus pauvres du monde, n’a pas de législation relative aux réfugiés. Ils ont été « reconnus et enregistrés » de 1959 à 1989. Par ailleurs, le pays a opéré un rapprochement avec la Chine vers la fin des années 1980. À partir de 1995, les autorités népalaises ont cessé de délivrer des « certificats de réfugiés » aux Tibétains et on estime à 75% le nombre de Tibétains sans ce papier qui leur permettait de demeurer au Népal. Les Tibétains y vivent donc, parfois sur deux ou trois générations, dans un flou juridique. Ils n’ont aucune existence légale et ne peuvent être admis dans les écoles, ouvrir un compte en banque ou un magasin, voyager à l’étranger, etc. Dès 2002, un an après l’assassinat du roi Birendra, la pression chinoise s’est intensifiée. Elle a conduit à l’interdiction de célébrer l’anniversaire du Dalaï-lama et, en 2005, à la fermeture du bureau du Dalaï-lama qui apportait une aide aux nouveaux réfugiés.
À partir de 2009, les autorités chinoises sont intervenues sur la question des réfugiés tibétains de manière plus agressive. En échange de prêts importants pour développer l’infrastructure, l’agriculture, l’énergie et le tourisme, le Népal devait s’engager à ce qu’aucune « activité séparatiste » n’ait lieu sur son sol. Toute manifestation contre le gouvernement chinois a été interdite, tout comme les célébrations culturelles tibétaines. Comme en Inde, ces dernières années, nombreux sont ceux qui sont soit partis vers l’Occident, soit rentrés au Tibet, le contexte géopolitique népalais n’étant nullement favorable à leur venue ou leur l’installation dans le pays. On estime désormais leur nombre à environ 12 000.
Par ailleurs, le Népal participe depuis 2017 au projet économique chinois « Routes de la soie » (Belt and Road Initiative, BRI), ce qui ne fait que renforcer l’influence chinoise. Lors de la visite de Xi au Népal en 2019, des Tibétains ont été arrêtés au motif qu’ils portaient des vêtements tibétains, et des réfugiés qui tentaient de rejoindre l’Inde via le Népal ont été renvoyés au Tibet en dépit des risques certains encourus.
Cependant, sous la pression de l’Inde, du Royaume-Uni et des États-Unis, et malgré la demande de Xi Jinping, le Népal n’a finalement pas ratifié cette même année le traité d’extradition permettant de renvoyer tout Tibétain en Chine. L’avenir des Tibétains au Népal est donc loin d’être sûr et ils en sont tous conscients.
Sur la question du contrôle chinois sur la diaspora : le gouvernement chinois étend en effet son contrôle bien au-delà des frontières de l’Inde et du Népal. La Chine recrute des espions, notamment parmi les étudiants chinois, mais aussi parmi les Tibétains, les Népalais ou les Indiens, pour obtenir des informations sur les activités des militants tibétains pro-Dalaï-lama et pro-démocratie. Dharamsala (Inde), siège du gouvernement en exil, est connu pour être un repaire d’espions à la solde du gouvernement chinois.
M.D – Les hauts plateaux tibétains sont depuis quelques années convoités et exploités par des industriels chinois pour leurs sous-sols gorgés en matières premières notamment en cuivre, en or, en aluminium et en borax. Les premières victimes sont les Tibétains possédant des terres et des pâturages, détruits par ces activités. Quelles conséquences ont ces activités sur le territoire et le patrimoine tibétain ?
K.B – Le plateau tibétain dont la surface représente un quart de la Chine est extrêmement riche en minéraux : cuivre, or, chrome, borate, ou lithium, etc. L’exploitation des ressources minières conduit non seulement à l’expropriation des nomades ou agriculteurs, mais aussi à des désastres écologiques liées aux activités minières (pollution des eaux et des terres). Par ailleurs, de nombreuses mines sont situées dans des montagnes considérées comme sacrées par les Tibétains. Au problème écologique, à celui de l’expropriation, s’ajoute celui du non-respect du paysage religieux. Or pour les Tibétains, l’exploitation minière dans un lieu sacré entraîne des catastrophes et des maladies, ainsi qu’un déclin de l’ « essence » (c’est-à-dire le pouvoir nourricier) de la terre, avec des conséquences pour le bétail et tous les autres êtres vivants se nourrissant de la terre.
L’eau est un enjeu primordial pour la Chine. Or, le Tibet qui est situé à plus de trois mille mètres d’altitude est souvent appelé avec raison le « château d’eau » de l’Asie avec neuf des plus grands fleuves d’Asie qui y prennent leur source (Yangtsé, Mékong, Fleuve Jaune, Tsangpo (ou Brahmapoutre), Karnali, Indus, Salouen, Sutlej, Yalong. La construction de très nombreux barrages a un impact énorme sur les communautés concernées. Le contrôle du flux de l’eau impacte la migration des poissons et modifie la capacité de la rivière à transporter les sédiments qui enrichissent la terre lors des crues saisonnières en aval. La pêche, mais aussi l’agriculture et les forêts sont menacées.
Un projet en particulier suscite des craintes jusqu’en Inde : celui de la construction d’une centrale hydroélectrique sur le Tsangpo qui risque de perturber le débit de l’eau en aval.
Or, ce projet a été inscrit dans le nouveau plan quinquennal de la Chine comme l’un des principaux projets de développement énergétique du pays pour la période 2021-2025. Ces dangers sont réels car le Tibet est une zone sismique. Par ailleurs, on sait que les barrages en cascade sur le Mékong ont aggravé la sécheresse dans sa partie inférieure. Quant au Yangtzé sur lequel il y a plus d’une dizaine de barrages, la situation désastreuse a conduit au début de 2020 à une interdiction de la pêche commerciale décrétée pour dix ans. À ces problèmes écologiques, il faut ajouter les déplacements de populations. S’il y a quelques années, des organisations et des individus élevaient encore la voix face à ces dangers, la répression accrue les a fait taire. Le but de ces nombreux barrages est le transfert d’électricité vers l’est de la Chine, peuplé et industrialisé, afin d’améliorer le développement national, cela au mépris des besoins des populations locales.
Mathilde Domont, responsable du département Asie du Sud, Pacifique et Océanie de l’Institut d’études de géopolitique appliquée s’est entretenue avec Katia Buffetrille, docteur en ethnologie, ingénieur de recherche de l’EPHE.
Comment citer cet entretien :
Katia Buffetrille (entretien avec Mathilde Domont), « Le Tibet sous occupation chinoise. Quelles menaces pour la population et l’héritage tibétain ? », Institut d’études de géopolitique appliquée, Paris, Mars 2023
URL : https://www.institut-ega.org/l/le-tibet-sous-occupation-chinoise-quelles-menaces-pour-la-population-et-l-heritage-tibetain/
Avertissement :
La photographie d’illustration est un choix de la rédaction de l’Iega et n’engage que cette dernière. L’intitulé de l’entretien a été déterminé par l’Iega. Les propos exprimés n’engagent que la responsabilité des auteurs.
Le Tibet sous occupation chinoise. Quelles menaces pour la population et l’héritage tibétain ?
20/03/2023